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Pour quoi aller au bureau ? Ou la règle des trois unités revisitée au temps du télétravail

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Norbert Girard

Secrétaire général

Observatoire de l'Evolution des Métiers de l'Assurance

Le confinement dans lequel s'est trouvé plongée la majorité de l'humanité au printemps dernier a très vite révélé que la crise sanitaire à laquelle il venait en réponse aurait parallèlement de lourdes conséquences économiques. Pour tenter d'en limiter les effets néfastes, le recours au télétravail a ainsi été décuplé dans de nombreuses activités. Mais en fait, c'est notre façon de penser le travail, c'est-à-dire de concevoir comment produire les biens et les services qu'attend la société, qui est fondamentalement remise en question.

Comment envisager le travail à distance, la gestion de projets, l'animation des équipes ? Comment concilier productivité et convivialité ? Contrôle ou vigilance : quelle place pour la confiance dans les relations ? Sur fond de révolution digitale/numérique, ce ne sont là que quelques questions – néanmoins fondamentales – auxquelles l'ère servicielle qui s'ouvre aura à répondre.

« Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli
« Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli ».

En deux alexandrins, Boileau formalisait ainsi la règle des trois unités qui s'appliquait alors aux pièces de théâtre (in Art poétique, 1674). Si nous ne sommes plus au Grand Siècle, on ne manque toutefois pas de faire un parallèle avec notre représentation classique du travail.

Ainsi, le premier précepte posé se retrouve dans l'existence d'un lieu de travail distinct. Culturellement, le principe admis est celui du cloisonnement de l'espace professionnel afin d'éviter toute confusion – au sens originel du mot – avec celui de la vie privée. Aussi n'est-ce sans doute pas un hasard si l'on veille tant à ne pas mélanger ces deux univers au motif principal de préserver l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle. De fait, l'interpénétration de ces deux sphères est généralement considérée comme négative, a fortiori quand on est salarié (soit environ 90% de la population active en France). D'ailleurs, tout comme on « part en vacances », l'expression « aller au travail » témoigne bien de cette volonté de spécifier l'endroit dédié pour cette autre nature activité, lequel doit être obligatoirement différent de son lieu de vie ordinaire.

La distinction des temporalités ou espace-temps est également très prégnante dans notre rapport traditionnel au travail. Le lieu où l'on se trouve détermine aussi le temps où l'on travaille. Par symétrie, on ne peut donc se situer sur son lieu de travail que pour produire…

Enfin, l'unité d'action résulte conséquemment des deux points précédents. Dans cette trilogie d'unités, chacune est intrinsèquement cause et conséquence des deux autres : on ne conçoit pas l'activité professionnelle hors d'un même lieu et temps de travail… qui lui-même définit la nature de ce que nous devons accomplir… en fonction de là où nous nous situons… Cqfd.

Le télétravail est-il soluble dans l'organisation scientifique du travail ?

Dès lors, c'est sous forme de question qu'une première critique émerge à l'encontre de certains crédos de l'organisation scientifique du travail (OST) : est-ce travailler que d'échanger des informations autour de la machine à café ? Si la réponse est bien affirmative, l'idée sous-tendue par les contempteurs des Taylor, Fayol et autres Stakhanov est que l'efficacité de toute organisation repose pour une large part, voire en priorité, sur la qualité des relations interpersonnelles entre acteurs.

Quelle que soit la qualité des circuits institutionnels, des ajustements, compléments, interprétations seront toujours nécessaires pour être efficace, sans parler d'efficience. Un bureau des méthodes ne peut garantir l'entièreté et la pertinence des normes et règles qui définiront la finalité de chaque métier et la représentation qu'il doit avoir de la « belle ouvrage ». L'engagement des collaborateurs dans une production collective se gagne surtout au travers des échanges informels qui nourrissent la vie des entités. C'est précisément cette proximité entre acteurs impliqués qui forge un esprit d'équipe mais en plus fortifie un intérêt partagé pour le travail bien fait et la bonne marche de l'entreprise. Et chacun sait, au final, que la meilleure équipe n'est pas forcément celle disposant du meilleur matériel ou constituée des meilleurs joueurs…

Rapportées au contexte du télétravail, ces trois dimensions n'ont plus vocation à demeurer associées. Qu'il s'agisse d'agir seul, en binôme ou en groupe, elles réinterrogent notre rapport au travail et, plus profondément encore, la manière par laquelle nous envisageons de subvenir à notre existence. La question du sens à donner à nos actions, quelles qu'elles soient, resurgit alors avec encore plus de force. Pourquoi aller au bureau si l'on produit aussi bien, voire mieux et davantage depuis chez soi ? Pourquoi gaspiller du temps et de l'énergie dans des allers-retours domicile / travail si l'on peut ainsi économiser de la vie pour soi et pour les siens, tout en réduisant son impact sur la planète ?

De l'expérimentation hésitante du télétravail à sa généralisation forcée.

Bien que relativement peu déployé dans l'assurance, de manière récente et inégale selon les métiers et statuts, le télétravail n'est pourtant pas nouveau (Cf. ROMA 2018 et 2019 sur le site de l'OEMA). Ce qui a pu freiner sa diffusion jusqu'alors s'explique principalement, soit par la nature de ce qui est à produire, soit par le lieu d'usage ou de consommation de ce qui est produit, soit par un jugement de valeur négatif quant à la capacité de ce type d'organisation à satisfaire l'objet social de l'entreprise.

Si cette distinction se comprend aisément dans les deux premières situations, il ressort pour le dernier motif que ce sont généralement les dirigeants et les managers de proximité qui ont été les plus réticents à sa généralisation : les premiers, faute souvent d'une intimité suffisante avec le terrain des métiers ; les seconds, faute souvent de confiance allouée à leur équipe et demeurant ancrés dans une représentation verticale de l'entreprise. Dans les deux cas, reconnaissons néanmoins qu'il est difficile de s'écarter de l'approche classique – qu'assène depuis plus d'un siècle toute « bonne » école de gestion – d'une organisation pyramidale dichotomisant conception et exécution.

Le (télé)travail est-il toujours le même marqueur social ?

S'il ne faut pas sous-estimer ou nier certaines problématiques contingentes à la période passée (équipement incomplet, garde d'enfants et / ou école à la maison, open space avec son conjoint, apprentissage de nouveaux outils et de façons de faire, connexion aléatoire…), le constat général est celui d'une hausse notable de la productivité. En créant les conditions d'une plus grande sérénité (absence de transports, souplesse d'articulation vie privée/professionnelle, autonomie…), le télétravail favorise la concentration et permet d'être plus performant dans une grande majorité de cas.

Pour autant, si l'activité ou le métier exercé demeurent toujours un facteur premier d'identité sociale, force est d'admettre que les motifs qui nous poussent à nous rendre collectivement sur un même lieu de travail – en l'occurrence, le bureau – ne se limitent pas uniquement à produire.

Durant la période de confinement que nous avons vécue, la privation de notre liberté de circuler a permis de rappeler – s'il en était besoin – notre instinct grégaire. Car ce n'est peut-être pas tant le fait de limiter nos déplacements que celui de ne pas être ensemble qui a posé le plus problème. Ainsi, les apéros en téléconférence, les rassemblements collectifs sur les balcons des immeubles ou sur les pas-de-porte des pavillons, l'utilisation inhabituellement décuplée des communications de toutes formes (appels vocaux ou en visio, SMS, MMS, chat et posts en tous genres...) témoignent de notre besoin essentiel d'être en lien et, par là même, de faire société.

La confiance, carburant de l'action

La complexité des choses et l’incertitude du futur freinent l'action ou empêchent d'agir. Il nous faut donc nécessairement avoir confiance dans une « référence » pour résoudre et dépasser une situation problématique : une organisation, une méthode, un standard, un collectif, une personne… Sans doute est-ce ce constat de notre incomplétude individuelle qui nous pousse vers les autres. Concrètement, seule la mutualisation de nos risques et de nos imperfections peut nous permettre de compenser nos propres limites et de dépasser nos capacités/possibilités. Chacun connaît l'adage : « Tout seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin ».

Si incontournable soit-elle, la confiance ne s'impose pas pour autant, a fortiori si l'on a la volonté l'ériger en mode de coordination / régulation du travail. Comme en mathématique ou en assurance, elle est une espérance dans l’avenir face à un risque que l’on sait mais dont la maîtrise est incomplète. Et bien que construite sur la durée par les preuves objectives du passé, elle n’est jamais acquise ad vitam aeternam et doit impérativement s’entretenir pour perdurer. Il y a une certaine forme d’abandon irraisonné à l’autre pour le futur…

Depuis la nuit des temps, le dilemme est ainsi toujours le même : faut-il faire confiance ou non ? Et, si l’on accepte le pari, sous quelles conditions ?

Contrôle et confiance s’excluent mutuellement !

« La confiance n'exclut pas le contrôle… » aimait à répéter Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine.

Combien de fois a-t-on effectivement entendu cette petite phrase pour justifier le regard plus ou moins paternaliste, ou carrément inquisiteur, porté sur notre travail. Sauf que l'on oublie qui en était l'auteur… ce qui est loin d'être neutre. Dans les modèles d'organisation autoritaires en effet, chaque action peut faire l'objet d'une critique exercée par l'hiérarque garant de l'ordre imposé. Dans cette logique verticale, il ne s'agit pas tant de rassurer l'individu sur la confiance qui lui est accordée, que de réaffirmer le pouvoir qu'il ne détient pas et, incidemment, sa position subalterne.

Or, l'une des conséquences de cette posture systémique de défiance est qu'elle affaiblie voire annihile la possibilité de relations sereines et épanouies en générant une ambiance malsaine de suspicion. Certes, on peut être confiant dans sa manière personnelle d'appliquer la règle prescrite, le cadre procédural, le cahier des charges... Mais au-delà du respect de ce formalisme institué, est-on certain d'être jugé favorablement au plan des relations interpersonnelles que l'on entretient avec son manager, ses collègues, ses clients ? Est-on vraiment dans le contexte d'une relation de bonne intelligence qui, seule, peut favoriser la prise d'initiative ? Permet-on la dérogation à la règle générale pour s'adapter au cas particulier et engendrer la satisfaction de celui pour qui l'on agit ?

Erigés en culture, cette surveillance latente et ce contrôle intégral finissent à terme par déresponsabiliser les individus, les équipes, la société toute entière. Comment en effet accepter de s'impliquer, de s'investir dans l'action en contournant – ou tout juste interprétant – la norme standard, si l'on n'est pas certain de l'autonomie réelle dont on dispose ? Pourquoi s'aventurer à prendre ce risque ? Pour quel bénéfice ?

Manager par la confiance augmente le risque d'être plus performant…

Agir en responsabilité exige de disposer d'un cadre de libre arbitre dans ses prises de décision. Quel que soit le résultat obtenu, bon ou mauvais, assumer ses décisions doit aussi conduire à en obtenir de la reconnaissance. Ce point est d'autant plus important à prendre en compte que l'engagement et la coopération sont aujourd'hui devenus les indispensables leviers de la performance. Lorsque la qualité perçue repose davantage sur la subjectivité de son destinataire que sur le strict respect d'un process, faire correctement son travail suppose de livrer une part de soi-même, et donc d'en obtenir de la gratitude.

Si la confiance s'oppose par principe au contrôle, il ne s'agit pas pour autant de refuser tout cadre formel, toute règle ou procédure. Autonomie n'est pas liberté… et n'empêche ni l'autocontrôle ni la vigilance. Ainsi, manager par la confiance ne doit pas être considéré comme une forme de laxisme ou de refus d'assumer sa fonction d'encadrant. S'entendre préalablement sur les résultats attendus n'est donc pas contradictoire avec l'adoption d'une posture de bienveillance, quand la latitude d'action laissée au collaborateur a été clairement définie en amont. Là se situe la responsabilité du manager dans son (nouveau) rôle d'accompagnant : définir le champ d'autonomie allouée et fournir les moyens nécessaires à l'atteinte des objectifs mesurables que l'on s'est fixés ensemble.

Passée sa phase d'expérimentation, il ressort que le télétravail souligne avec force l'importance d'instaurer un climat de confiance dans les relations. La distance géographique entre les personnes impose en contrepartie davantage de proximité, voire de complicité, pour conforter la place de l'humain au sein des collectifs. Certes, ce mode de fonctionnement demande un certain temps d'adaptation et d'apprentissage, tant du côté des équipes que des lignes managériales. Néanmoins, on peut raisonnablement faire le pari que cette voie, plébiscitée par une majorité de salariés, est celle qui conciliera au mieux les enjeux de mutation de notre modèle productif et les attentes sociétales qui s'expriment désormais à l'échelle de la planète.

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